Les pays africains à l’image de la Guinée participent souvent à des sommets sur invitation des grandes puissances comme la Chine, la France et la Russie. Guineesouverain a recueilli l’avis de l’analyste international Amadou BAH.
Guineesouverain : Des pays africains sont souvent conviés à des rencontres organisées par un seul pays comme la Russie, Les États-Unis et présentement la Chine. Quelle analyse faites-vous de la participation de nos États à ces sommets monsieur Amadou BAH ?
Amadou BAH : la participation des États africains à des sommets organisés par des puissances telles que la Russie, les États Unis, ou la Chine peut être analysée sous plusieurs angles.
Tout d’abord, il est important de comprendre que ces rencontres s’inscrivent dans une dynamique géopolitique où les grandes puissances cherchent à consolider leur influence sur le continent africain. Elles traduisent une compétition stratégique pour l’accès aux ressources, aux marchés et à l’influence politique en Afrique.
Cependant, réduire ces événements à une simple domination unilatérale serait simpliste.
Certes, les relations internationales sont souvent marquées par des rapports de force, comme le soulignent les théoriciens réalistes tels que John Mearsheimer. Ce dernier explique que le système international est anarchique, et que tous les États sont en quête de puissance. Cette réalité est observable aujourd’hui, avec les nombreux conflits qui sévissent dans le monde.
Hans Morgenthau, autre penseur du réalisme, dans son ouvrage Politics among Nations (1948), affirme que le réalisme vise à analyser les relations internationales telles qu’elles sont, et non telles qu’on souhaiterait qu’elles soient. Morgenthau définit la puissance selon des critères matériels comme la géographie, la population, les ressources naturelles, ainsi que la capacité industrielle et militaire d’un pays.
Il y ajoute des éléments plus subjectifs, tels que la qualité de la diplomatie ou du gouvernement, mais considère la force militaire comme l’ultime déterminant de la puissance.
Selon cette approche, ce sont les grandes puissances qui façonnent la politique internationale, et les autres États s’adaptent comme ils le peuvent.
En parallèle, la notion de soft power, développée par Joseph Nye en 1990, met en lumière une forme plus subtile de puissance, basée sur l’influence culturelle, les valeurs, le prestige des universités, ou encore la capacité à exporter des productions audiovisuelles et industrielles.
Ces facteurs attirent d’autres pays, notamment les États africains, et font partie des outils utilisés dans ces sommets internationaux.
Il est également important de noter qu’à l’échelle internationale, les relations entre États oscillent entre le soft power avec les alliés et le hard power face aux adversaires.
C’est dans ce contexte que certains pays africains cherchent à se rapprocher des puissances militaires comme la Russie ou la Chine, ce qui explique la présence de groupes paramilitaires tels que Wagner en Afrique.
Les États du Sud sont souvent qualifiés de failed states (États défaillants) car ils peinent à assurer la sécurité de leur population et dépendent de l’aide des forces paramilitaires ou des instances internationales pour se stabiliser.
Néanmoins, pour les pays africains, ces sommets représentent des opportunités de diversifier leurs partenariats, d’attirer des investissements étrangers et de négocier des accords bilatéraux avantageux.
Le principal défi réside dans leur faible capacité à mobiliser efficacement les ressources internes. C’est pourquoi la participation à ces rencontres doit être encadrée par une stratégie claire, avec vigilance et prudence.
Les États africains y participent en tant qu’acteurs souverains et doivent s’assurer que les accords conclus contribuent réellement au développement durable, à l’intégration régionale et à l’amélioration des conditions de vie de leurs populations.
Ces rencontres ne sont pas intrinsèquement défavorables à l’Afrique, mais leur impact dépendra de la manière dont les États africains parviennent à tirer parti de ces espaces de dialogue pour en faire des leviers de développement, en veillant à ce que nos intérêts ne soient pas sacrifiés sur l’autel face aux ambitions géopolitiques des grandes puissances.
Guineesouverain : Pour le cas de la Guinée, le Président de la Transition en compagnie de son épouse et plusieurs membres de son gouvernement ont pris part au Forum Chine-Afrique. Qu’est-ce que cela peut apporter à la Guinée ?
Amadou BAH : La participation du Chef de l’Etat guinéen, accompagné de son épouse Madame Lauriane DOUMBOUYA et de plusieurs membres de son gouvernement notamment celui des Affaires Étrangères Dr Morissandan KOUYATE, le Ministre du Plan et de la Coopération Internationale M. Ismaël NABE et autres hauts cadres de la Présidence, au Forum Chine Afrique, à une importance stratégique pour la Guinée, tant sur le plan économique, diplomatique que politique.
Ce déplacement, qui inclut des ministres clé comme celui des Affaires étrangères et de la Coopération, témoigne de l’importance accordée à cet événement, notamment pour rechercher des partenaires techniques et financiers.
Le ministère de la Coopération s’occupe de l’économie et de la mobilisation des ressources et celui des Affaires Étrangères s’occupe de la politique et des Ambassades.
Sur le plan économique, cette présence guinéenne représente une occasion cruciale pour attirer des investissements chinois dans des secteurs prioritaires tels que les infrastructures, les mines, l’énergie, et l’agriculture, tout en restant vigilant face aux potentiels déséquilibres dans les accords.
La Chine, avec ses intérêts déjà bien ancrés en Guinée, notamment dans l’exploitation de la bauxite et celui du minerai de fer de SIMANDOU 2040, pourrait voir ses engagements se renforcer, conduisant à des avancées notables dans le développement des infrastructures essentielles (routes, chemins de fer, ports), qui sont indispensables à la croissance économique du pays.
D’un point de vue diplomatique, ce forum permet de consolider les relations bilatérales avec la Chine, un acteur stratégique sur la scène internationale. Dans une période de transition politique marquée par des tensions internes, le soutien de puissances comme la Chine ou la Russie peut offrir une certaine stabilité à la Guinée, en quête de partenaires fiables pour gérer cette phase complexe.
Cependant, il est crucial de reconnaître les risques liés à une influence chinoise croissante. Les accords conclus peuvent inclure des clauses qui avantagent principalement la Chine, en particulier en ce qui concerne l’accès aux ressources naturelles ou les projets financés par des prêts qui risquent d’alourdir la dette publique. La Guinée devra donc aborder ces négociations avec une vision claire de ses priorités nationales, en veillant à préserver un équilibre dans les relations et à éviter une dépendance excessive.
L’impact réel de cette participation dépendra de la capacité du gouvernement à négocier des accords équitables et à long terme. La Chine, déjà engagée dans des projets d’infrastructures dans 35 des 54 pays africains, représente à la fois une opportunité et un défi pour les pays du continent, y compris la Guinée.
Guineesouverain : Est-ce l’Afrique en général et la Guinée en particulier devrait se remettre en cause pour faire face aux problèmes liés à son développement que de répondre souvent à ces invitations ?
Amadou BAH : la question de savoir si l’Afrique, en général, et la Guinée, en particulier, doivent se remettre en question pour relever les défis du développement, plutôt que de répondre aux sollicitations des puissances étrangères, est cruciale pour l’avenir du continent.
Il est essentiel de comprendre que la participation à des forums internationaux n’est pas, en soi, problématique. Ces rencontres peuvent offrir des opportunités importantes : attirer des investissements, renforcer les relations diplomatiques, et accéder à des technologies ou à des savoirs pouvant accélérer le développement.
Cependant, ces forums ne doivent jamais être perçus comme une solution miracle aux problèmes de développement. Le véritable enjeu réside dans la capacité des États africains, dont la Guinée, à définir et à mettre en œuvre une stratégie de développement adaptée à leurs propres réalités et besoins.
Cela requiert une introspection profonde et une remise en cause des modèles de gouvernance, des politiques économiques et des pratiques sociales qui, jusqu’à présent, n’ont pas permis à de nombreux pays de sortir de la pauvreté et du sous-développement.
Il est impératif de concevoir des politiques publiques plus efficaces et efficientes. La Guinée, par exemple, dispose d’énormes richesses naturelles, mais l’exploitation de ces ressources n’a pas toujours entraîné une amélioration notable des conditions de vie de sa population. Cette situation exige une réflexion sur les mécanismes de gestion de ces ressources, la diversification de l’économie, et l’investissement dans des secteurs-clés tels que l’éducation, la santé et les infrastructures.
Les Africains doivent établir des partenariats extérieurs, non pas dans une position de faiblesse ou de dépendance, mais en tant qu’acteurs souverains, capables de défendre leurs propres intérêts. Répondre aux sollicitations des puissances étrangères peut être bénéfique, mais cela ne doit jamais se substituer au travail fondamental de construction interne et à la remise en question des paradigmes existants. L’Afrique, et la Guinée en particulier, doivent avant tout se concentrer sur la création des conditions leur permettant de se libérer des dépendances extérieures et de tracer une voie de développement durable, inclusive et autonome pour le bien commun. Toutefois, il convient de rester vigilant quant aux intentions cachées de ceux qui se présentent comme des sauveurs.
Guineesouverain : Pourquoi parlez-vous de la nécessité de mettre à jour les “logiciels politiques”?
Amadou BAH : L’expression “mettre à jour les logiciels politiques” est une métaphore que j’ai employée pour illustrer une idée précise. Dans ce contexte, les “logiciels politiques” désignent les systèmes politiques, les structures de gouvernance et les idéologies qui régissent les pays africains.
Lorsque je dis que l’Afrique a besoin d’une mise à jour de ses logiciels politiques, cela signifie que les modèles politiques actuels sont obsolètes ou inefficaces. Autrement dit, nos systèmes en place ne sont plus adaptés aux réalités contemporaines.
Il devient donc indispensable de réviser ou de moderniser nos stratégies politiques afin de relever les défis actuels tels que le développement économique, la gouvernance démocratique, la gestion des ressources naturelles et l’intégration africaine.
En d’autres termes, cette métaphore appelle à une réforme profonde et à une évolution des pratiques politiques en Afrique, afin qu’elles soient plus efficaces, plus transparentes et mieux adaptées à promouvoir un développement durable et inclusif pour le bien des peuples africains.
Guineesouverain : La Chine fait une promesse de soutien financier de 50 milliards de dollars sur 3 ans sous forme de prêt, quelle est votre analyse ?
Amadou BAH : l’engagement de la Chine à fournir 50 milliards de dollars de soutien financier à l’Afrique, sous forme de prêts sur trois ans, peut être interprété de plusieurs façons tant sur le plan politique que diplomatique.
Cette promesse s’inscrit dans une longue tradition de coopération sino-africaine. Elle renforce la volonté de Pékin de consolider cette relation stratégique, motivée par l’accès aux ressources naturelles et les marchés prometteurs que l’Afrique représente.
Ce soutien financier illustre une forme de diplomatie économique, permettant à la Chine de se positionner en tant que partenaire incontournable dans le développement des infrastructures, du commerce et des industries sur le continent.
En offrant des prêts plutôt que des dons, la Chine s’assure de maintenir une influence durable sur ses partenaires africains, créant ainsi un levier de pouvoir à long terme. Contrairement aux institutions internationales telles que le FMI ou la Banque mondiale, qui conditionnent leurs financements à des réformes (en matière de gouvernance, droits de l’homme, etc.), la Chine adopte une approche non-interventionniste, ce qui la rend plus attrayante pour certains États africains.
Ces derniers cherchent parfois à éviter les pressions politiques imposées par les puissances occidentales ou à contourner des relations tendues avec ces dernières.
Cependant, la question de la dette devient un enjeu central dans les relations sino-africaines. Certains pays, comme l’Éthiopie ou Djibouti, se retrouvent lourdement endettés envers Pékin, augmentant leur dépendance vis-à-vis de la Chine. Cette situation accroît leur vulnérabilité face à une influence chinoise croissante, tant sur le plan économique que politique.
Si ces prêts sont mal gérés ou si les projets financés échouent, les conséquences pourraient aggraver les difficultés économiques de ces nations, avec des répercussions politiques à la clé.
Les prêts chinois sont souvent orientés vers des projets d’infrastructures (routes, ports, chemins de fer) essentiels au développement du continent.
Ainsi, les 50 milliards promis peuvent être perçus comme un moyen d’assurer que l’Afrique occupe une place de choix dans la stratégie globale de Pékin.
Cette initiative n’échappe pas à l’attention des puissances occidentales, notamment les États-Unis et l’Europe, qui voient l’influence croissante de la Chine en Afrique comme une concurrence géopolitique directe.
Des nations comme la France, le Royaume-Uni et les États-Unis cherchent également à renforcer leurs propres relations avec l’Afrique, mais leurs approches diffèrent, notamment avec un accent plus marqué sur les droits de l’homme et la gouvernance. Les pays africains, pour leur part, bénéficient d’une marge de manœuvre diplomatique plus importante en jouant sur cette rivalité sino-occidentale pour obtenir de meilleures offres de leurs partenaires respectifs. L’offre chinoise de 50 milliards de dollars représente ainsi à la fois une opportunité et un défi pour l’Afrique. D’un point de vue diplomatique, cette offre permet aux pays africains de renforcer leurs liens avec Pékin tout en se positionnant dans la dynamique internationale. Toutefois, sur le plan politique, elle soulève des questions sur l’endettement croissant et la dépendance envers la Chine, qui pourraient entraîner des conséquences à long terme. Les pays africains doivent donc naviguer avec prudence entre les avantages financiers immédiats et les implications stratégiques à long terme de cette coopération renforcée avec la Chine.
Guineesouverain : La Chine est un partenaire incontournable dans les échanges commerciaux avec l’Afrique, quel regard portez-vous à cela ?
Amadou BAH : concernant les échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique, ceux-ci sont passés de 10 milliards de dollars en 2000 à 254 milliards en 2021, puis 282 milliards en 2022.
En 2023, ils ont chuté à 168 milliards en 2024, selon l’administration des douanes chinoises.
En termes de prêts, la Chine a accordé 19 milliards de dollars à l’Afrique en 2013, 28 milliards en 2016, 8 milliards en 2019, 1 milliard en 2022 et 4 milliards en 2024, d’après l’Université de Boston.
Les échanges bilatéraux pour le premier semestre de 2024 s’élèvent quant à eux à 167 milliards de dollars, d’après les médias chinois.
Guineesouverain : Quel est votre mot de la fin ?
Amadou BAH : je propose de créer un nouvel espace novateur entre l’Afrique et les grandes puissances, que je nommerais « AFRIQUE X puissance », un partenariat fondé sur la dignité, le respect mutuel et un bénéfice équitable.
Ce modèle se démarquerait des dynamiques habituelles et des schémas traditionnels comme France Afrique, Russie Afrique, Turquie Afrique, Chine Afrique, et autres.
Guineesouverain : merci à vous monsieur Bah de nous avoir accordé cet entretien !
Amadou BAH : je vous remercie !
Propos recueillis par Babanou Timbo CAMARA