La très probable perte des bases navale de Tartous et aérienne de Hmeimim en Syrie risque d’hypothéquer sérieusement la capacité de Moscou à transporter du matériel et des hommes vers l’Afrique, et de compromettre ainsi son engagement militaire sur le continent.
L’effondrement brutal du régime du président syrien Bachar al-Assad (photo), à l’issue d’une offensive éclair menée par une coalition rebelle dominée par Hayat Tahrir Al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant), l’ancienne branche d’Al-Qaïda, a provoqué un véritable séisme géopolitique dans la région déjà très tourmentée du Moyen-Orient. Mais des répliques de ce séisme pourraient aussi se produire en Afrique.
Le canal par lequel l’onde de choc devrait se transmettre vers le continent est la présence militaire russe dans les deux régions. En 2015, l’intervention militaire de la Russie en Syrie a permis à Bachar al-Assad de se maintenir au pouvoir face à la progression des factions rebelles dans le nord et le nord-ouest, et aux incursions rapides du groupe Etat Islamique au centre et à l’est. En échange d’un « programme de survie du régime » auquel ont participé 5000 mercenaires et soldats russes, dont des spetsnaz (les forces spéciales russes), un croiseur, le porte-avions Amiral Kouznetsov et son groupe naval, ainsi que soixante-neuf aéronefs, Damas a offert au Kremlin la base aérienne de Hmeimim et la base navale de Tartous situées dans le nord-ouest du pays, sur la côte méditerranéenne.
Deuxième plus grande emprise militaire russe à l’étranger après celle de Sébastopol (Crimée), la base de Tartous permettait à la marine russe de ravitailler ses navires et d’effectuer des réparations, alors que la base aérienne de Hmeimim abritait des aéronefs, dont des bombardiers Su-34, des avions d’attaque au sol Su-24, des hélicoptères d’attaque Mi-24 ainsi que des systèmes antiaériens S-400 et Pantsir.
Après avoir réussi à repousser les factions rebelles et à sauver le régime dynastique de Bachar al-Assad, Moscou a transformé les bases de Tartous et de Hmeimim en « hub » pour ses opérations en Afrique. La base de Khmeimim est même devenue une étape obligatoire pour les gros-porteurs Iliouchine-76 qui transportent du personnel et des équipements militaires russes vers le Mali, le Burkina Faso, la Centrafrique ou encore le Niger, et ramènent des ressources naturelles exploitées par le groupe paramilitaire Wagner dans ces pays comme l’or et les diamants, permettant ainsi au Kremlin d’étendre efficacement et à peu de frais son influence militaire, politique et économique sur le continent.
L’image de l’ours russe a été sérieusement écornée
Avec la chute du président Bachar al-Assad, dont l’une des principales causes était la forte réduction de l’engagement militaire russe en Syrie dans un contexte de difficultés croissantes en Ukraine, il est peu probable que les combattants islamistes de Hayat Tahrir al-Cham acceptent encore la présence de soldats russes qui ont largement contribué à mater la rébellion et à bombarder des civils.
Moscou est d’ailleurs est train d’évacuer les bases de Tartous et Khmeimim, selon les services de renseignement militaires ukrainiens (GUR), avec des conséquences significatives pour l’engagement militaire russe en Afrique.
« La perte de la Syrie en tant que base de transbordement pourrait porter un coup dur non seulement à nos positions au Moyen-Orient, mais aussi en Afrique. Les avions-cargos ne peuvent voler de la Russie vers la Libye sans faire le plein que s’ils sont vides », s’est ému le blogueur pro-russe « Rybar » sur Telegram.
Même son de cloche chez Anas el-Gomati, directeur de Sadeq Institute, un think tank libyen spécialisé dans les politiques publiques et les questions sécuritaires.
« Sans un pont aérien fiable, la capacité de la Russie à projeter sa puissance en Afrique s’effondre. Toute la stratégie opérationnelle de la Russie en Méditerranée et en Afrique ne tient plus qu’à un fil », a-t-il déclaré à Bloomberg. Et d’ajouter : « la Russie, qui a soutenu les autorités dans l’est de la Libye, dispose de capacités opérationnelles dans quatre bases aériennes libyennes – Al-Khadim, Al-Jufra, Ghardabiya et Brak Al-Shati -, mais elles seraient toutes trop éloignées pour être utilisées dans le cadre d’un pont réorganisé depuis Moscou, en raison des restrictions de l’espace aérien en Europe ».
Rappelant que les bases de Tartous et Hmeimim constituaient la clef de voûte des opérations du Kremlin sur le continent africain, l’Institute for the Study of War (ISW) estime que leur perte perturbera les capacités opérationnelles des forces russes présentes en Libye, en République centrafricaine et au Sahel. Le think tank américain a également fait remarquer, dans une note d’analyse publiée le lundi 9 décembre, que la chute du régime syrien et l’incapacité de la Russie à le maintenir a sérieusement écorné l’image de Moscou en tant qu’allié fiable.
« L’incapacité ou la décision de la Russie de ne pas soutenir le régime d’Assad portera atteinte à sa crédibilité en tant que partenaire de sécurité fiable et efficace dans le monde entier, ce qui va affecter à son tour la capacité de Vladimir Poutine d’obtenir des appuis dans la construction du monde multipolaire dont il rêve », a-t-il souligné, notant que le Kremlin pourrait être contraint de réduire sa présence militaire en Afrique. Agc